« Si nous perdons notre langue, en vingt-cinq ans la Bretagne sera devenue une banale région française » – Quand Yann-Ber Calloc’h défendait la nation bretonne …

À M. Achille Colin.

Le 12 Octobre 1915

Cher Monsieur,

Je vous disais dernièrement que les hommes de chez nous, depuis la guerre, avaient repris conscience de leur nationalité, de leur race, et qu’ils sont fiers désormais d’être des Bretons. Comment cela s’est-il passé ? C’est très simple.

L’officier a besoin de ses hommes, en campagne, et de leur moral. Pour maintenir ce moral à la hauteur nécessaire, il faut qu’il leur parle. Et que leur dire ? Les exploits, la valeur de leurs ancêtres ; les exploits, la valeur de leurs frères des autres régiments bretons ; leurs exploits à eux aussi, au cours de cette guerre. Cela donne aux hommes l’orgueil d’appartenir à une nation brave entre toutes, (c’est l’important pour après la guerre) et la volonté d’en rester dignes (c’est ce que cherche l’officier). Pour peu que les militants du nationalisme breton qui survivront à la tuerie sachent exploiter ces sentiments en faveur de la Bretagne, ils iront vite.

Comment s’y prendre ? Je vous ai parlé d’un « plan d’action » après la guerre. C’est un bien grand mot. Les circonstances avant tout, décideront de la conduite à tenir. Néanmoins j’ai dit ceci à Mocaër :

Aussitôt la paix signée, que l’on fasse circuler en Bretagne une sorte de pétition au gouvernement, demandant l’enseignement de la langue et de l’Histoire de Bretagne dans toutes les écoles secondaires et supérieures de toute la Bretagne. Les signataires de cette pétition ? Tout le monde, mais avant tout les soldats, ceux qui auront versé leur sang pour la France, officiers, sous-officiers, simples soldats et marins. Rappeler les blessures, les citations, les morts. L’envoyer, cette pétition, au gouvernement et à chaque député et sénateur, mais aussi à tous les journaux, bretons et parisiens. Entre nous, je ne crois pas qu’elle obtienne de réponse des pouvoirs, mais ce sera une excellente occasion de faire de la publicité, du bruit. Il nous en faut à tout prix : pas de réussite sans cela. Il faudra crier fort, hurler, rugir. Petit moyen pour une grande cause, mais l’esprit de notre âge est petit. Il faut se mettre à sa portée. Quand la partie dirigeante de l’élite française sera bien convaincue de ceci : que la langue des héros bretons, celle qu’ils parlaient à Dixmude, en Champagne, en Artois en se lançant vers les assauts mortels, il est juste et convenable qu’elle soit enseignée dans leurs écoles, — notre cause sera gagnée. Mais voilà : il faudra profiter de l’état d’esprit d’après la guerre qui ne sera probablement plus le même cinq ans après. Il faudra agir tout de suite.

Donc pétition, et agitation de cette pétition. Agitation non pas d’un jour, ni d’une semaine, mais sans limites dans le temps, la plus longue possible, la plus puissante possible. Vous comprenez. C’est pour créer un rassemblement, pour attirer les bons esprits autour de la question. Examinée de bonne foi, la question bretonne serait vite résolue.

La guerre est un atout dans notre jeu. Un autre ce sera l’affaire de l’Alsace-Lorraine. Revenue à la France, cette province ne pourra pas être soumise au même régime que les autres, sous peine de lui faire regretter les jours où elle fut allemande. Lois antireligieuses, centralisatrices, « unilinguistes », ils ne comprendraient pas si on leur jetait tout cela à la tête. Elle aura des privilèges, l’Alsace, sur tous ces chapitres, puisqu’elle les avait auparavant. Sa langue sera enseignée dans ses écoles. Et tout cela sera très bien. Nous l’approuverons, nous l’aiderons au besoin à obtenir ou plutôt à conserver ces biens – et nous réclamerons des Pouvoirs le même traitement pour nous. Il y aura, à notre avantage, que nous nous serons fait casser la figure pour reconquérir l’Alsace à la France et la liberté à l’Alsace. Par conséquent la position sera très bonne. L’exploiter habilement.

Ne jamais oublier, du reste, que l’œuvre primordiale, la plus urgente, ce sera d’assurer le salut de la langue. Si nous perdons notre langue, en vingt-cinq ans la Bretagne sera devenue une banale région française, ou plutôt cosmopolite, ayant perdu tout caractère. Si nous la sauvons, le reste nous sera donné par surcroît : autonomie administrative, économique, religieuse, etc. Tout cela sera facile à conquérir quand nous aurons conquis l’école, c’est-à-dire l’âme des enfants, Il n’y aura qu’à avancer la main et à prendre.

Les Breuriez ar Brezoneg du Vannetais et du Trégor, dont Mocaër vous aura parlé sans doute, étaient avant la guerre (avec le théâtre) le seul champ d’action fécond que nous possédions. La guerre est survenue juste au moment où, de concert avec mon maître M. Loth, professeur au Collège de France, et diverses autres personnalités, nous allions élaborer une organisation destinée à étendre ce champ d’action. Mais, si je vis, cela reviendra sûrement sur l’eau à la fin des hostilités. Si je meurs, j’espère que d’autres s’empareront du projet et feront tout pour l’exécuter.

Si la chose vous intéresse, vous pourrez, quand vous reverrez Mocaër, lui demander communication de mon petit manuscrit de poésies bretonnes. Poésies religieuses, pour la plupart, destinées à être publiées après la guerre.

Une poignée de main à la bretonne et veuillez, cher Monsieur, me croire

Votre bien cordialement dévoué

CALLOC’H.

Yann-Ber Calloc'h
Yann-Ber Calloc’h, poète et combattant breton

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